jeudi 25 novembre 2010

Eduardo Chillida, puissance et fragilité

Chillida- "Monument à la tolérance" 1992  -  "Eloge de l'eau" 1987
C’est l’histoire d’une découverte, de celles qui m'imprègnent encore aujourd'hui. J’allais cette année-là à la Kunsthale de Bâle. Un lieu où l’art foisonne couvrant une vaste période de la production artistique du xxème siècle, avec un fort penchant ultra contemporain. Nous avons croisé toutes sortes d’oeuvres gigantesques, des artistes très connus voisinant avec d’autres moins illustres,  une mine d’oeuvres in-quantifiable, noyées dans cette immensité de tôle, de verre et de béton.. Après nous être perdus dans le dédale des galeries, nous avons tourné en rond, et sommes revenus sur nos pas. J’avais l’impression d’avoir marché des jours et des heures. Je me souviens surtout que j’étais saturée d’images jusqu’au dégoût, que j’avais très chaud, et tellement mal aux pieds. J’envisageais d’ôter bottes et chaussettes, quand j’aperçus un siège. C’est là que je l’ai vu, dans cette petite enclave, hors du bruit... 

Une galerie présentait des dessins et gravures  de peintres, Miro, Picasso, Kandinsky. Mais il y avait surtout cette oeuvre singulière, qui  au milieu des autres, semblait minuscule. Je  n’ai aucun souvenir du cadre, c’est le contenu qui a saisi mon regard. Je me suis approchée et j’ai frémi.. Il y avait ces blancs, laiteux, ou d’ivoire, étonnamment tactiles. Ce noir, respiration profonde dévorant les yeux. Et puis ces papiers.. (il faut que je dise que j’en garde de pleins cartons, pour le plaisir de les toucher, les effleurer, tendre, les couvrir du regard, et de tous mes hommages, à l’embrasse du pinceau, en amour). Ils étaient là.. vibrant de leur belles natures, de grain épais ou plus fins, superposés de caresses en recouvrements, de glissements en déclarations, l’ombre exaltant la lumière. Cela semblait si simple et si complet et tellement essentiel. Fort et doux.

"Gravitacion" 1997
Ce qui m’avait frappée c’était l’apparence à la fois aérienne et solide, liée au dispositif, un agencement austère de papiers. Par endroits cette densité noire apparaissait, comme dessinée par de fines trouées, ajourant la surface, traçant des fenêtres, des chemins. Mais il y avait aussi ce contraste entre le blanc et le noir, matérialisant une forme flottant dans une substance blanche, fertile, dans laquelle elle semblait avoir pris naissance. L’ensemble avait cette dimension particulière, aux frontières du volume, par delà son léger relief. Une peau palpitant contre une autre, qui avec force, qui avec délicatesse. Un léger murmure contre un râle «profond et guttural», à la limite de disparaître, englouti. 

Chacune de ces entités me semblaient agir ensemble et séparément... Papiers déchirés  avec délicatesse, découpés d’un tracé simple, soupesé et choisi, la main ciselant la forme,  guidée par la pensée  jusqu’à obtenir le trajet entrevu... Et dans ce schéma, un espace, une respiration, une ombre légère conduisant à cette texture noire délicatement enserrée. Il me semblait lire une conversation intense entre une noirceur toute symbolique et une pureté synthétique. Un noir graphique et sa blanche jumelle renversée en écho. Un plein pour un vide, un gouffre pour un ciel.

Il y avait pour finir, cette simple ficelle, passée dans deux trous, à même le papier, présentant l’oeuvre suspendue légère. De l’ensemble j’entendais balbutier de la sculpture. J’ai songé à un travail préparatoire, comme préalable à la réalisation d’une oeuvre. Mais je sentais pourtant que cette proposition vivait pour elle-même comme une oeuvre à part entière. Un transport que cette simplicité, cette économie de matériaux, pour dire tant de choses, avec une telle force.

Quelques années plus tard, 3 jours dans Paris à courir les expos, les galeries, j’ai redécouvert Chillida au Jeu de Paume. C’était là l’oeuvre sculptée à l’échelle humaine, une confrontation de chair de pierre et de métal. C’était merveille.. Au delà de l’élégance et de la forte présence des pièces il y avait aussi, la puissance du discours, dans l’expressivité du matériau. Le signe minimal, d’acier, se frayant un chemin vers la voûte, par des détours détenant ce pouvoir qui aimante le regard, figé dans l’attente qu’on l’y pose, avant de reprendre son défi. C’était net, anguleux, doux, noir, rectangulaire, courbe, carré, régulier ou dénivelé, épais et puissant, élémentaire et élégant, tordu, chantourné, ouvert,  embrassant l’air dessinant l’espace, cheminant et évoluant à mesure qu’on changeait de point de vue. Une ambiance qui incitait à écouter autant qu’à regarder. J’en suis sortie silencieuse, des beautés noires et divines plein les rétines.

"Elogio del agua"
"Elogio del agua" - 1986















En repensant à ce petit assemblage de papier, je songeais qu’il y avait-là deux catégories de matériaux, d’aspects de masses et de natures si différentes, jusque dans leur manipulation, deux médiums, mis en oeuvre pourtant à des mêmes fins d’expression. Chaque matériau ayant son langage intrinsèque. L’artiste le choisit dans une optique de dialogue avec lui, mais aussi par affinité. Ainsi la nécessité de s’adapter à son propos, la curiosité, le goût de découvrir de nouvelles terminologies et modes d’expression afin d’en décupler les dimensions, et d’amplifier cette expression, conduit à faire des choix, amène à changer de langage, ou bien encore à en mêler plusieurs, passant de l’un à l’autre. 

Pourquoi de tels écarts pour nos yeux qui ne sont en fin de compte qu’un changement de vocabulaire et d’outils pour l’artiste. Peut-être que disant les facettes opposées d’une même chose,  il nous amènent à réduire cet écart qui existe, et à y lire comme lui l’essence de toutes choses. "Sentez-vous comme je capte et oriente votre regard, mais là aussi, et là encore...."

Chillida a fondé son langage dans l’écart existant entre les différents médiums, jouant des extrêmes comme des similitudes appréhendées, comprises et saisies au vol, nourries par la succession des schémas. Chaque médium a son importance, et celle-ci déjà qu’ils ne sauraient se passer les uns des autres, tant ils s’enrichissent de leur confrontation et de leur mutuels effets et présence à la perception, à l’expérimentation. Il dessinera et gravera de même, d’autres trajets, liant de nouvelles relations.

Et le métal de se charger de la fragilité du papier tandis que le papier intègre en lui la puissance de l’acier. Dans ces sculptures et petits assemblages de papier découpés, on peut lire l’alliance de deux pôles à priori contraires, dans une relation où ils se complètent, et se chargent de sens dans la réciprocité. Leurs natures complexes, s’en trouvent amplifiées et déterminées. Ils deviennent le paradigme du mouvement, de la conversation entre les éléments. C’est l’union plein et du vide, qui se résout à la sagesse pour atteindre l’équilibre. 

    
"Estudio del peine del Viento XIV" -1963
"Je suis plein, tu me creuses, tu me coupes, tu m’évides, mais c’est à l’espace que tu donnes forme et dessein. De mes bras  je le dessine,  je l’enserres l’embrasse, et le conserve en mon sein. Je suis sculpture en creux où le regarde s’enfile. Contre toi je me pose, tu disposes et me réponds". Chillida dose les vides, organise des passages entre la matière et l’air qui l’entoure. L’ouverture pratiquée signifie autant que la masse solide. Ce n’est plus un trou mais une forme. Ou comment sculpter l’air, la réserve, le vide autant que la matière.  Et l’inertie devient cinétique.

Ce n’est pas tordre ou contraindre le matériau à sa volonté, c’est le comprendre, s’y insérer et se l’approprier afin d’en faire un langage, une fois la logique du matériau absorbée, intégrée. 

Ce qui compte est le choix qu’il fait de ces affinités en vue d’exprimer des choses équivalentes et multiples, en faisant grandir le sujet sans jamais l’épuiser.  Ce qui naît s’organise dans des passages entre les matériaux, médiums et techniques, de glissements de sens, en retournement de natures. Le moment, l’espace, le matériau donnent naissance à l’oeuvre par hybridation tout au long sa conception, jusqu’à sa réalisation. Elle est une, et multiple, chargée de toutes celles qui l’ont nourrie, papier, encre, pierre, acier dans une jeu de d’échange et de  propagations de leurs essences. Prendre conscience de la complexité au coeur du processus permet de ne pas réduire l’ensemble du travail, et l’artiste qui le produit, en les rangeant dans une catégorie, sagement catalogués. Ceci démarre à l’aube des premières expérimentations.

Je me souviens d’avoir pensé que j’assistais à la formation d’une énigme organique, d’une vie secrète, celle de l’esprit concevant, poussant de l’intérieur comme une force centrifuge, vers des pôles excentriques. Renouvelée et renaissant encore à mesure que je tournais autour d’elle. La forme sculptée d’une pensée minérale, métallique.. qui cherche jusque dans son acception philosophique à s’arracher à la gravité pour s’élever vers le ciel. Toutes matières mêmes inertes se mettent un jour à vous parler, porteuses de tant de mémoires. "Nous ne sommes pas si inanimées que nous n’ayons pas d’âme.. Regarde comme nous dansons". Le catalogue pesait lourd mais plus encore, enchâssé dans mes doigts le goût du papier quand il se transforme..

Musée Chillida Leku

3 commentaires:

Anonyme a dit…

bonheur de retrouver Chillida sur ce beau blog que je découvre
lam

Flo H a dit…

Merci de votre visite Lambert. J'apprécie votre mot :)
Votre blog foisonne de trésors.. Je saurai où aller farfouiller quand je suis en quête de bonheurs gourmands..

Anonyme a dit…

toujours émouvant de lire vos émotions artistiques et découvertes ! magnifique écriture pour un artiste tout aussi géant et puissant que délicat et silencieux.
Pierre Gaudu