Il fait noir, seul le son nous parvient, mélodie grave, gutturale et rauque, retenue dans l'épaisseur de l'ombre, la voix de la terre. Un croissant de lumière déchire l'encre noire de l'écran, découpe une ouverture, sculpte des parois, une cavité. Mary apparait, et nous naissons à Mary. Nous sommes dans la grotte, elle nous rejoint, l'atmosphère est étouffante, plus de musique, juste le bruit des pas, la respiration courte et étouffée de Mary, ses sanglots. Elle cherche, elle pleure son homme..
Mary, c'est Marie Palesi, jouée par Juliette Binoche, dans ce "film" dans le film, où elle incarne cette actrice, comme dans sa vie, mais laquelle..? Dès les premiers plans la confusion s'installe, s'étale, entretenue, liquide qui s'insinue dans les replis de l'esprit. Marie s'y perd et nous y entraîne.
Plus de lumière soudain, Elle se détache sur un fond noir, livide, en proie au doute, Elle vient de se réveiller dans son lit. Séquences et scènes semblent se confondre, l'alternance des images enchevêtrées les unes aux autres sans distinctions de temps, ni de lieu, ni d'espace, brouille les pistes.
Abel Ferrara peint sa toile, habile et sobre. Eloquent dans le silence. De ces bribes de rêves d'espoir, de ces parcelles de réalités graves ou décalées, de ces quêtes naissantes aux questions pressantes, il tire la texture filmique d'une utopie dansante et libérée enfin de prendre corps ainsi. Le mystère de Marie-Madeleine. Il nous plonge dans un continuum où l'espace d'une réalité cadrée, accueille celui du rêve qui se construit et s'incarne, à mesure que le sens du réel s'échappe et se dissout.. doute ou révélation..?
Nous sommes projetés dans une vertigineuse mise en abîme, où l'on ne distingue plus le film en fin de tournage, de l'espace filmique "réel", dans lequel nous entrons une deuxième fois, à la rencontre de Mary. Ou sommes nous? Dans les rues sombres de New-york toutes piquetées de fausses lueurs d'élégance, semblant si lointaines, comme immatérielles? A Jérusalem, sous les bombes? Un enfant qui hurle... Laquelle de ces séquences fusionnées, qui nous traversent, est le commencement, l'ombre d'une porte, la clef?
Voici que dans l'ombre surgissent soudain les anges. Celui-là vieilli et fané d'un blanc de théâtre qui s'effrite, aux ailes qui semblent de papier plié tourné. Il s'adresse à Mary, -"pourquoi cherches-tu les vivants parmi les morts?" Que voilà donc des mythes de curieux augure, sortis du rêve de Marie? cet espace où nous sommes, comme dans le lieu de toutes les origines, le ventre de la terre, berceau de la vie. Assistons nous à un rêve alors..? Ou serait-ce, ce que l'on désire en faire, créer, enfin à notre portée. Laissons nous toucher par la grâce discrète.
Marie P. transfigurée par son rôle, bascule d'une vie dans l'autre, perdue de n'être plus sûre de savoir qui elle est, et disparaît. Où chaque cadrage, chaque mot, chaque vide qui s'annule ainsi, absence et silence réunis, ne sont autres que des formes subtiles et complexes de la présence de Marie-P/M. Nous sommes déjà en train d'apprendre.
Images, saveurs, paroles, sens, persistent encore dans l'âme et le corps, longtemps après que leur source ait disparu. Marie-M, permanence essentielle, est autant le point de jonction que le lieu de rupture, l'épine de la couronne dans vos pieds, autant que l'espoir suprême à l'aura bienveillante, la trame du film. Son départ enseigne l'expérience initiatique de vivre la douleur de la perte de l'autre comme de soi, qui marque la chair et vous transforme à jamais. Il en va ainsi des vies qu'Abel a placé à l'écran autour d'elle.
Tony, réalisateur ou le refus de voir jusqu'à l'absurde, la portée philosophique et spirituelle de sa réalisation, dont il n'attend que succès et reconnaissance, où l'artifice d'un réel sans fondements dispute sa place à l'imposture.
Ted, présentateur d'une émission sur la religion, est une figure charnière.Ted est dans sa bulle, hors du temps, sa réalité a le goût d'une brève d'infos coincée entre deux spots de pub. Ted, erre dans sa vie, l'effleurant à peine, observateur décalé d'un temps qui n'est pas le sien, sans raisons, oubliant l'essentiel. Devenant père, il va vivre, survenant à lui-même, un déchirement cruel au delà du lieu de son entendement, et devenir humain.
Ted veut comprendre. Il commence à s'ouvrir, et choisi d'aller vers Marie, ultime recours dans sa détresse. Marie, auréolée de sagesse, celle qui a choisi sa vie afin d'en saisir le sens. Par lui, Marie parle et Abel tempête. Ted est déterminisme, comme un lien entre le ciel et la terre, le rêve et la réalité, le pont entre Tony et Marie. Le réalisateur et l'actrice.
"Mary", ou la nature de ce qui relie les êtres placés sur des chemins de traverse, errant avant que de trouver à se rencontrer vraiment, est image de ces lieux de questionnement, de l'âme et de l'esprit, au-delà du corps contraint à suivre, où l'on peut choisir de vivre sa conscience, ou que ce soit elle qui nous gouverne par défaut.
Un film à l'esthétique épurée et sobre, dont la clarté dévoile la part de l'ombre qui est en nous. Celle-là même où tout se joue. Au delà de la quête de la foi que l'on s'est accordé à lui attribuer, criant au génie pour les uns, au pathos pour les autres, Abel parle de la quête de soi.
Mary, film d'Abel Ferrara - France/Italie/USA - 2005,
Avec Forest Whitaker, Juliette Binoche, Matthew Modine
(Lion d’argent au festival de Venise 2005)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire