mercredi 15 décembre 2010

A propos d’Elly, la mer et la fatalité

  


Un groupe d’amis très proches part en week-end. Le temps a relié leurs tendresses comme ciment soudant les pierres, scintillant de l’éclat joyeux du rire et des beaux yeux de Sepideh. Ils emmènent leurs enfants, et avec eux, Elly, que personne ne connaît. Elle, n’a que son sourire comme un masque sur sa vie et ses rêves en exil, inavoués.

Les femmes virevoltent de pièces en pièces, la vie s’organise, enchaîne les gestes connus, les rites, les chants et les jeux.. D’emblée, nous suivons Elly, en marge, presque hors-champ. Nous sommes elle, dans l’attente, avalant la poire de l’angoisse. Repliée sur elle-même, pièce rapportée dans un jeu dont elle ne connait pas les règles. Les plans rapprochés sont nombreux, caméra à l’épaule suivant les visages qui se scrutent, s’épient sans se voir vraiment, occupés qu’ils sont à la cérémonie, même les conditions de la détente sont rituelles. Il y a l’intensité des yeux de Sepideh, celle du visage d’Elly, traversé de pensées sombres.

Les règles semblent  établies à convenance. Ahmad, à peine divorcé doit rencontrer Elly. Un chemin tracé, comme une belle évidence, où cette jeune femme fragile, tient place d’objet dans le désir des autres. Tout en elle, néanmoins, parle de retenue. Corps et âme, elle refuse, elle doit juste partir.

"A propos d’Elly" nous conte, à perdre haleine, le récit vert de gris d’une tragédie, où nous sommes conviés en témoins muets de l’effroi grandissant. Nous avons ce statut étrange de médiateurs impuissants, de plein pied avec le malaise sournois qui s’insinue graduellement et ne nous lâche plus. Tout se déroule comme si le film ne pouvait jamais démarrer vraiment. On attend quelque chose et c’est ailleurs qu’on nous entraîne. Le désir butte contre un rempart solide, cette fatale évidence qu’on ne peut changer le sort, à plus forte raison lorsqu’il s’est retourné contre vous. 

Elly s’échappe s’isole, téléphone, sa gêne est croissante aux allusions du groupe qui joue un jeu appris, dans une légèreté et une absence de respect de l’autre, frisant la nausée. Considérant la chose comme entendue, ils s’en amusent. C’est le sujet du jour, brûlant les lèvres, qui ne pèse pas plus lourd qu’un tabloïd. 

Le fait est que le désir des uns, impérieux engloutit la volonté des autres, comme une mer déchaînée. Suffit-il de vouloir intensément le bonheur de quelqu’un, pour que le dessein s’y conforme? Et pourtant malgré une chappe de plombe, un libre-arbitre en déroute, subsiste le désir, tapi, capitonné, qui résiste avec les armes qu’il trouve. Nul ne peut empêcher l’esprit de rêver, et si le rêve veut être libre, il peut aussi enfermer. 

Sepideh vivante, mue par une force profonde, son désir au devant d’elle-même, est mise à nu, fragile. Elle donnerai tout pour voir se réaliser un bonheur auquel elle n’a pas goûté. "Tes désirs sont des ordres", mais le désordre est dévastateur. Pour ce désir profond Sepidey va nier les rêves secrets et les peurs d’Elly. Celle-ci cédera, sous la contrainte, face au mutisme obstiné de Sepidey. L’incommunication est totale, l’échange ne pourrait pas être moins ouvert, et le dialogue est inexistant.

Le rythme est rapide, physique, proche du balancement des corps, du bouleversement profond des âmes, entités en réveil, exacerbées. Les consciences luttent de toutes leurs forces pour se libérer du métal cerclé des carcans, et surnager. Littéralement emportées dans un tourbillon, renversant avec lui le rempart des convenances, des traditions et des coûtumes. Ces solides forteresses patriarcales avec leur cortèges de lois et de règles, peuvent perdre leur caractère d’abri et devenir geoles solides lors d’un avis de tempête. 

Sur une structure binaire et cadencée, un avant joyeux et étrange et un après, l’horizon au fil de la route, relie le sable, l’eau, la mer et le ciel, avec.... et sans Elly. Trois bulles temporelles s’entrechoquent, sans arriver à se croiser vraiment. Sepideh, omniprésente, créative, corps, conscience et âme en désir quand le reste du groupe est sur sa réserve, conscience apprise. Elly affronte, le corps en avant, l’âme douloureuse en repli et la conscience en berne. On voit la voit peu, mais elle est partout.

Arash, l’enfant emporté par les eaux bouillonnantes est la clef de voute symbolisant la réalité brutale, rattrapant et brisant le désir dans sa fuite en avant. Elly a disparu. Dès lors le temps s’accélère, déroule son lot de noires interrogations, se heurtant aux murs du mensonge que chacun a cru devoir ériger.

L’eau gronde entrant jusque dans la maison, troubler les derniers fondements restés debouts, et disloque la communauté. Devenue scène dépouillée pour le théâtre des vies en désaffection, presque vide, la maison se remplit d’un seul tenant. Aux chants, jeux, et rires, succèdent cris, palabres et colère. L’attente est martelée par le fracas de l’eau, froide et gluante, qui a finalement rassemblé les esprit.  Tout part en vrille. Soudain les gardes-fous ont disparu. La peur humide et noire sourd dans les paroles, accroissant l’angoisse, liquide et brûlante. Un plomb, épais et pesant s’infiltre dans les moindres replis. 

Elly est elle partie? Nous allons apprendre au fil des masques qui tombent, les raisons de son silence, de son mystère, sa vie. C’est là qu’un homme entre en scène, disant être le frère d’Elly.

Le bonheur aurait-il trouvé à s’incarner dans la compassion et l’empathie? Dans une joie simple que l’on s’invente, tenant lieu de liberté à défaut de pouvoir exercer son être en libre-penseur. Sepideh réalisera à son corps défendant, une fois de plus, une fois de trop, que l’on n’exprime pas son moi profond sans le payer chèrement. Et nous restons là, dans une folle espérance, cramponnés  au désir de savoir.. jusqu’où?

La vie est une maison vide que l’on remplit, d’attentes, de désir et d’espoirs fous, et l’on regarde à travers les vitres, filtres et tabous, s’ébattrent les rêves sans nous.

"Darbareye Elly" Asghar Farhadi 2009

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samedi 11 décembre 2010

Mood of my day



Brouillard intense et pénétrant, j'achève mon croissant en glissant, somnambule.  Je divague et digresse,  de linteaux en encorbellements, de tympans en voussures et de vices en vertus, les anges ont la peau dure. Un bonheur noctambule, rivé à mes paupières, poursuit sa vie chimérique en diurne sursis. Sur mes lèvres, un sourire niais sans doute, pourtant j’avance à reculons. Aveugle au matin qui s’installe et répand dans les rues sa fatale injonction. J'entend qu'on sifflote, ...le chariot des journaux. Me viennent des envies d’échanger mon sac trop plein contre sa tournée. D’un pas machinal, domestiqué, je routine au-delà du couvent.

La voilà finalement qui se dresse, jolie dame sur pilotis, sa majesté barrant le chemin. La brume en fine gouttelettes à dilué sa flèche, on dirait un vaisseau de guerre échoué. Je monte la marche, Saint Laurent m’accueille en son portail. J’empoigne l’anneau gelé et pousse le lourd vantail. Un froid étrange m’enveloppe. Il me vient des images de vieilles caves, retapées d’une valse de myrrhe doucereuse et de splendeurs d’orient. Exit les évocations de pomme de terre flétrie et d’ail pénétrant. Mon pas résonne sous la voûte. L’atmosphère du lieu, solennelle, emporte mes derniers doutes. Je jette un regard circulaire... personne. Juste un pigeon déglingué poussé par le froid entre une chaise de prière et les fonts baptismaux. Il grogne plus qu’il ne roucoule, de guingois sur sa seule patte valide.

 Quelques vestiges d’encens font des volutes dans les doigts de dieu que le vitrail colore. Je resterai bien ici. L’autel dans mon dos, tête inclinée, je me fonds dans la rosace, les couleurs papillottent et s’effacent. Comme dans une mise au point brutale, le vortex m’aspire. 

A moi, jardins, sentiers, collines! Je cours dans les chemins creux, dévale la pente, m’enfonce sous les arbres, et là, dans le bosquet, juste après la clairière.. le ruisseau enfin! J’ai laissé derrière moi la procession. De toute façon pourquoi les suivrai-je? Je ne comprends pas tout ça! Je n’aime de ce moment que les pétales de rose qui parfument le chemin.  Calicots de couleurs vives, bures de fêtes, écharpes mordorées ne sont qu’emplâtres sur un monde factice, et ils ne m’ont jamais donné la notice. J’entends qu’on m’appelle, je suis paralysée, mon coeur cogne si fort. Un pas rapide fend l’herbe. -"Te voilà! Décidément tu ne fais rien comme tout le monde!"- Il me prend par l’oreille et me traîne derrière lui.

A l’amande, je gratte la dalle de pierre, avec pour seul outil mes mains écorchées et un sac en plastique.. On dirait que des millions de pigeons se sont oubliés là juste pour l’occasion. Alors toujours rebelle? Midi! Sauvée par la cloche.. Plus qu’à espérer que ce soit enterré lundi. Rageuse, avant de déguerpir j’entre dans la sacristie, ouvre la porte de l’armoire séculaire. Ca sent la naphtaline, écoeurrée je recule. Et puis non! J’y suis j’y reste! J’aperçois le paquet : elles sont belles, rondes et régulières, d'un blanc ivoire, on dirait des jetons! Je pourrais m’en servir comme monnaie. Mon rire résonne, j’en sursaute et file avec mon larcin. J’aurai pu prendre la bouteille de vin mais à quoi bon, il en a une pleine cave. Je veux juste qu’il ne trouve plus ses précieuses rondelles pour l’office de demain. Un dimanche sans pain! Je me sens vengée des coups de règles à plat sur les paumes tendues, tenus secrets par peur du pire. Et plutôt deux fois qu’une!

Tandis qu’une onde chaude traverse encore mon coeur, un léger choc me sort de la rêverie. Je me réveille en chute libre. Contre un panneau de bois, un moineau s’agrippe à la vierge et l’enfant, dérappe dans la couleur, et s’envole comme un signal. Une escadrille de pigeons traverse la nef, instinctivement je baisse la tête. Mon sac me scie l’épaule, qui me rappelle qu’on m’attend. Mon carton à dessin sous le bras gauche ankylosé, je reprends ma traversée en direction du portail sud. Le soleil entre soudain, illuminant le jugement dernier. Charmant! Au fronton de l’horloge, astronomique présage, c’est l’heure de la mort qui apparait souriante et fière dans un bruit de roues dentées. Je frissonne, elle s’arrête.. me transperce de ses sombres orbites.

Dans un frottement sur la dalle, une paire de sandales apparait: -"Que faites-vous-là! Si ce n’est pas pour la messe allez-vous en!"- Je saute jusqu’à la porte opposée. Le battant claque magistralement. Pas de rayon vert pour aujourd’hui! Dans mon dos le même tribunal: -"l’église, droite, couronnée..., la synagogue les yeux bandés et le roi Salomon"-, et bla et bla.. Je suis sûre qu’ils rigolent comme tous les matins. M’empêcheront pas de revenir demain. De mes souvenirs kaleidoscope en ronde rituelle, je tire mes désirs électriques.

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vendredi 3 décembre 2010

Mood of my day



J’ai traversé une nuit de méduse, buée sur le carreau, sidérale, sidérée, à attendre le jour. Le temps qu’il fallait pour que le verre s’use, m’incruster, transparaître. Le temps qu’il faut pour que la rivière s'écoule et défasse le tourment.

Il est tard, il est tôt, mais je suis à la traîne, je glisse sur la dalle noire, me rattrape aux portières... attrape la selle, "presse-toi, tu pars bientôt!" Je me mange les trottoirs, ce sera mon jour demain. Une effluve de gauffre froide heurte mon nez, sucre gras, dégoût.  Les lampes de la brasserie s’allument, exhalent une vague odeur, il est bien tôt pour une choucroute.

Le sol est dur, le rêve est froid, la nuit s’attarde dans mon cou. Mais ta voix douce m’appelle, violoncelle. Tes petits velours m'étreignent sur un air de piano. Ta bouche plisse, la commissure espiègle et joyeuse.  Fleur bleue, le bonheur s'ébat au coin de tes lèvres. Que c'est bon.. 

Je pousse mes roues, passagère dégingandée. J'aspire la soie du jour qui s’infiltre. J’accélère, il est en gare, je sais, il est bien tard et n’attend pas que moi. Dérape, pédales en roue libre, rétablis l’équilibre. La route se change en lit. La tremble est moelleuse où s’allonger, lovée au chaud dans le silence, patiente. Les graines d’amour y germent toujours. Ressaisis-toi! Je vois enfin la devanture, de l’autre côté de l’eau. Où est le pont?

Une exquise senteur de cannelle poivrée sauve les relents de mauvais vin chaud. J'ai le coeur au bord des lèvres. -"Je t’attends!"- Une voix métallique fend l’air, débobine les destinations, mécanique, l’heure tourne... je prends par la grand’ place.

A l’écart des vitrines, là dans la coulisse, se réveille la vraie vie. Les mêmes mots délicats et cruels, offerts, embrassés, jetés au bout du fil. Tendu entre deux rives, l’amour est suspendu, et la tendresse immaculée..

Les gargouilles grimaçent moqueuses.. "Mais qu’est-ce que tu crois?"J’entends leurs rires qui mansardent en écho, s'entrechoquent et s'enfuient... Mais je distingue le chemin des bruyères qui fleurissent les fissures, là, entre leurs sourires enflés. Caricatures perdues.

La chanson me revient par bribes, les mots d’alors en pluie chaude embrasent le pavé. Connais-tu le refrain? Je me hisse lorelei sur le toit de l’immeuble, le coeur de pain d’épice, petite dame surplombant la ville. J’écoute si le vent porte nouvelle, midinette. Mais pas de dictionnaire. Je file, me pose.. t’attends -"Mais l’horizon est vide, fillette!"- Peu importe, je viens..

"Défense de stationner contre la porte cochère". Mon vélo cogne le bois de la devanture, la cloche tinte, bonjour! J’aimerai un «beau pain», ma langue a fourché, je glousse. Il me répond que ce n’est pas encore l’heure de la dinde! Je m’écarquille, souris encore, mi-figues-sucrées, mi-raisins-serrés, je repars les mains pleines. Votre monnaie? Demain! Là haut le carillon résonne, il est l'heure de foncer!

Dans la pellicule, un trou brûle. Les belles images fondent acides sur la dalle refroidie. Dans ces incandescences, papillons de lumière, j'entrevois un ailleurs. Un espoir de douceur dans la toile, un pan de légèreté dans le voile. Dans l’ouverture, dolce vita.. 

La route n'est plus si longue. Essoufflée, j’ai coincé les vitesses, bloqué la chaîne... Le scopitone déraille, je dessine un vol plané au dessus du vélo. Me releveras-tu? -"Dis, pourquoi tu rêves?"- Parce que j'aime.. Je vais marcher un point c’est tout! J’ai mal au ventre, mon coeur flambe à contre jour, dans l’or de tes cheveux au vent.. ne peux, ni ne veux l'empêcher, mon esprit est toujours en vadrouille. 

Moi je voulais juste un croissant, des baisers, un enfant.. Demain, on verra bien.. 

Arrêtée, tête renversée dans l’aurore. Est-ce là le genre de cathédrales que nos mémoires érigent? Le ciel de tes yeux, entre les lucioles clignotant sur fond de beffroi, répand un baume sur les peines minérales. 

Assise sur le muret de grès rose, je délire, l’aube avance, défait les ombres violettes, un jaune de Naples irise les verrières en haut des toits, je lèche le sucre sur mes doigts, suce les derniers raisins. J’ai balancé le fond du sac en papier à la volée. Affamés, peu farouches, des moineaux en nuées se font la marelle, les miettes dans le gosier. 

Non loin à la surface de l’eau, la vie flotte à demi-mots câlins, sereine, qui attend qu’on s’embarque. -"Je serai toujours douce amère. C'est le jeu."- Le ciel est clair. Le soleil frétille dans les rayons du vélo.

Pour voir ce qui retombe, j’ai vidé mes poches comme on lance les dés, il en est sorti deux papiers pliés, couverts de soupirs. N'oublies-pas.. Quand le désir est là, élance-toi, enlace-le! Serai-je toujours en débit? L’amour n’est pas donné, précieux. Mais il s'apprivoise doucement.. Le train est parti. D'autres arrivent et je les prendrai tous.

Là sous la mousse, le souvenir enterré fait des bosses en forme de petits bonheurs. Belle anémone y pousse.

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