Et plus rien ne fut jamais comme avant. Zurich, ses ruelles.. Etait-ce Bâle? Je ne sais plus. Seul le moment vécu m'emplit encore, le sillon est creusé, toujours fertile, de cette portée qui dévore tout le reste. Ce jour là, défenestrée par la "fenêtre ouverte sur le monde" d'Alberti, je vis s'abolir la perspective, se diluer le paysage, jusqu'à l'univers infini.
Un immeuble, très petit, une porte, un escalier qui grimpe et tourne, son colimaçon se fondant en un couloir étroit, un dédale sinueux et dénivelé qui accroit l'humeur impatiente et nourrit l'étrangeté du moment. Le tracé est incohérent, j'ai le sentiment de traverser la ville entière ramassée en une portion de quartier.. Sans le guide je serai perdue. Je marche à sa suite, aussi muette que lui, presque dans l'ombre.
Soudain le jour se fait. Dans un coup d'oeil fébrile, j'aperçois une pièce à deux niveaux, un escalier à mi-chemin qui invite à la conversation.. Plus le temps, je ne sais plus d'où vient la lumière. J'ai dû m'asseoir sans doute. Déjà j'étais happée.. Je me rappelle seulement cette toile immense érigée comme un mur, la pièce en écho, sa vaste surface à la mesure du corps. Un théâtre offert..
Le silence s'impose.. je suis renversée.. Une injonction anéantit la distance, nous plongeons, tout entier, mes yeux, le corps, l'âme et les cinq sens, convoqués dans la matière.. La scène dressée-là m'appelle.. Je ne bouge pas, elle continue, me parle doucement: "N'aies crainte.." Un océan de matière, engloutissant une abondance de signes, m'atteint, m'entoure, m'emporte.. Je suis gagnée par le flot d'un langage parlé depuis toujours, mais oublié, enfoui..
"Regarde-moi, entre-en-moi et je vais vivre encore". Je me vois à l'entrée du vortex. L'image de Cy me traverse. Il sait et j'ai tout à apprendre. La surface peinte m'interpelle encore: "Je suis la terre, l'homme définit en son écrit, ton histoire, celle de l'humanité". J'y lis que tout surgit, advient et disparaît dans un même mouvement, mutation cyclique, ... vérité?
J'ai les doigts qui frémissent. J'intègre la chaîne, signe scriptural, tracé, griffé.. Je me souviens, "unités de langages", "phonèmes", devenant "textures", je me fonds dans la toile.. un crayon dans la mémoire. Les signes m'entraînent dans leur ronde, symboles "satoris", les traces éparses, folles et désordonnées me libèrent.
"Penses-y! Tout est métamorphose, rien ne nait du néant, il faut du temps, tu sais!! Tu dois recommencer, surenchérir, et quand bien même tu crois comprendre, le sens te contredit" ... "Non! Tu n'es pas gauche, tu vis... Non! Ce n'est pas ta main qui tremble, c'est ton coeur qui palpite, impatient"... "Tu dérapes, tu glisses, tu débordes? Les traces de ton corps, errant, et maladroit, sont plus morales que tu ne crois, ta nature et ta culture réunies, elles sont toi".
"Allez!! Regarde-moi encore, vois... je suis la grotte, le rideau de la scène pour le jeu de la vie, je t'offre ton humanité, le verbe.. Je ne dis rien, car je sais tout déjà. C'est pourquoi je ne montre pas, je ne définis plus. Inutile. Je me tais.. à toi de découvrir. Je suis "l'oeuvre ouverte" d'Eco qu'aucune interprétation n'épuisera.."
Plus que la somme des questions, un hymne.. Cy nous nargue, non..?
Je le vois posture, geste, je voudrais mes pinceaux, là, maintenant.. je valse des marges au centre, je cherche des appuis sur les lettres qui se forment, les traits légers, effacés,... palimpsestes... Un mot.. -Tu me cites? - "Oui je parle de tes ancêtres, écoute..Virgile, Atticus... Socrate et Platon.. "
Voici le geste archaïque et éternel qui dit l'homme archétype. Peu importe la forme qui toujours trahit, c'est le chemin vers la nature de l'homme, que la culture contredit autant qu'elle enrichit, qui nous définit.
Je saisis, comprends, mais je mettrai longtemps encore à me défaire des exigences absurdes de la représentation, carcan qui ne dit pas son nom.. Sous le joug duquel on croit refaire le monde.. Et à quoi bon? Je veux goûter comme Cy au festin de l'infini..
Cy Twombly - Sans titre - 1961, 202 x 240,5 cm.
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