Un groupe d’amis très proches part en week-end. Le temps a relié leurs tendresses comme ciment soudant les pierres, scintillant de l’éclat joyeux du rire et des beaux yeux de Sepideh. Ils emmènent leurs enfants, et avec eux, Elly, que personne ne connaît. Elle, n’a que son sourire comme un masque sur sa vie et ses rêves en exil, inavoués.
Les femmes virevoltent de pièces en pièces, la vie s’organise, enchaîne les gestes connus, les rites, les chants et les jeux.. D’emblée, nous suivons Elly, en marge, presque hors-champ. Nous sommes elle, dans l’attente, avalant la poire de l’angoisse. Repliée sur elle-même, pièce rapportée dans un jeu dont elle ne connait pas les règles. Les plans rapprochés sont nombreux, caméra à l’épaule suivant les visages qui se scrutent, s’épient sans se voir vraiment, occupés qu’ils sont à la cérémonie, même les conditions de la détente sont rituelles. Il y a l’intensité des yeux de Sepideh, celle du visage d’Elly, traversé de pensées sombres.
Les règles semblent établies à convenance. Ahmad, à peine divorcé doit rencontrer Elly. Un chemin tracé, comme une belle évidence, où cette jeune femme fragile, tient place d’objet dans le désir des autres. Tout en elle, néanmoins, parle de retenue. Corps et âme, elle refuse, elle doit juste partir.
"A propos d’Elly" nous conte, à perdre haleine, le récit vert de gris d’une tragédie, où nous sommes conviés en témoins muets de l’effroi grandissant. Nous avons ce statut étrange de médiateurs impuissants, de plein pied avec le malaise sournois qui s’insinue graduellement et ne nous lâche plus. Tout se déroule comme si le film ne pouvait jamais démarrer vraiment. On attend quelque chose et c’est ailleurs qu’on nous entraîne. Le désir butte contre un rempart solide, cette fatale évidence qu’on ne peut changer le sort, à plus forte raison lorsqu’il s’est retourné contre vous.
Elly s’échappe s’isole, téléphone, sa gêne est croissante aux allusions du groupe qui joue un jeu appris, dans une légèreté et une absence de respect de l’autre, frisant la nausée. Considérant la chose comme entendue, ils s’en amusent. C’est le sujet du jour, brûlant les lèvres, qui ne pèse pas plus lourd qu’un tabloïd.
Le fait est que le désir des uns, impérieux engloutit la volonté des autres, comme une mer déchaînée. Suffit-il de vouloir intensément le bonheur de quelqu’un, pour que le dessein s’y conforme? Et pourtant malgré une chappe de plombe, un libre-arbitre en déroute, subsiste le désir, tapi, capitonné, qui résiste avec les armes qu’il trouve. Nul ne peut empêcher l’esprit de rêver, et si le rêve veut être libre, il peut aussi enfermer.
Sepideh vivante, mue par une force profonde, son désir au devant d’elle-même, est mise à nu, fragile. Elle donnerai tout pour voir se réaliser un bonheur auquel elle n’a pas goûté. "Tes désirs sont des ordres", mais le désordre est dévastateur. Pour ce désir profond Sepidey va nier les rêves secrets et les peurs d’Elly. Celle-ci cédera, sous la contrainte, face au mutisme obstiné de Sepidey. L’incommunication est totale, l’échange ne pourrait pas être moins ouvert, et le dialogue est inexistant.
Le rythme est rapide, physique, proche du balancement des corps, du bouleversement profond des âmes, entités en réveil, exacerbées. Les consciences luttent de toutes leurs forces pour se libérer du métal cerclé des carcans, et surnager. Littéralement emportées dans un tourbillon, renversant avec lui le rempart des convenances, des traditions et des coûtumes. Ces solides forteresses patriarcales avec leur cortèges de lois et de règles, peuvent perdre leur caractère d’abri et devenir geoles solides lors d’un avis de tempête.
Sur une structure binaire et cadencée, un avant joyeux et étrange et un après, l’horizon au fil de la route, relie le sable, l’eau, la mer et le ciel, avec.... et sans Elly. Trois bulles temporelles s’entrechoquent, sans arriver à se croiser vraiment. Sepideh, omniprésente, créative, corps, conscience et âme en désir quand le reste du groupe est sur sa réserve, conscience apprise. Elly affronte, le corps en avant, l’âme douloureuse en repli et la conscience en berne. On voit la voit peu, mais elle est partout.
Arash, l’enfant emporté par les eaux bouillonnantes est la clef de voute symbolisant la réalité brutale, rattrapant et brisant le désir dans sa fuite en avant. Elly a disparu. Dès lors le temps s’accélère, déroule son lot de noires interrogations, se heurtant aux murs du mensonge que chacun a cru devoir ériger.
L’eau gronde entrant jusque dans la maison, troubler les derniers fondements restés debouts, et disloque la communauté. Devenue scène dépouillée pour le théâtre des vies en désaffection, presque vide, la maison se remplit d’un seul tenant. Aux chants, jeux, et rires, succèdent cris, palabres et colère. L’attente est martelée par le fracas de l’eau, froide et gluante, qui a finalement rassemblé les esprit. Tout part en vrille. Soudain les gardes-fous ont disparu. La peur humide et noire sourd dans les paroles, accroissant l’angoisse, liquide et brûlante. Un plomb, épais et pesant s’infiltre dans les moindres replis.
Elly est elle partie? Nous allons apprendre au fil des masques qui tombent, les raisons de son silence, de son mystère, sa vie. C’est là qu’un homme entre en scène, disant être le frère d’Elly.
Le bonheur aurait-il trouvé à s’incarner dans la compassion et l’empathie? Dans une joie simple que l’on s’invente, tenant lieu de liberté à défaut de pouvoir exercer son être en libre-penseur. Sepideh réalisera à son corps défendant, une fois de plus, une fois de trop, que l’on n’exprime pas son moi profond sans le payer chèrement. Et nous restons là, dans une folle espérance, cramponnés au désir de savoir.. jusqu’où?
La vie est une maison vide que l’on remplit, d’attentes, de désir et d’espoirs fous, et l’on regarde à travers les vitres, filtres et tabous, s’ébattrent les rêves sans nous.
"Darbareye Elly" Asghar Farhadi 2009
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